Donjon : un conte philosophique ... par Loleck in frabd (19/11/99)


J'ai lu le dernier Donjon ("La chemise de la nuit", Donjon -99, par Blain, Sfar et Trondheim, chez Delcourt). C'est un bijou, peut-être le meilleur des Donjon à mon goût.

"Donjon" est le titre générique d'une série publiée chez Delcourt par Lewis Trondheim et Joann Sfar. Le premier épisode publié est numéroté "1", le second "101" (parce qu'il raconte une histoire censée se dérouler un siècle après le premier) et celui dont auquel je cause, et sur lequel a bossé Christophe Blain pour les dessins, est numéroté "-99", parce que ce qui s'y passe est censé arriver un siècle avant le "1".

Outre que c'est un exercice d'écriture et de dessin à plusieurs mains (et parfois même plusieurs mains droites, cas plus rare), la série a l'avantage de rafraîchir le genre ultra-usé de l'heroic fantasy en costumes, et de présenter des personnages d'anti-héros qui réussissent ou de héros qui ratent, pour la plus grande joie des petits, des grands et des libraires.

Attention, l'analyse qui suit est aussi un méga-spoiler.

1. Un récit philosophique.
Encore plus nettement que les autres, cet album-ci se présente comme le récit d'une quête initiatique. Hyacinthe, jeune héritier romantique et apparemment insouciant, est envoyé à la ville chez son oncle, pour y apprendre la vie. Voilà la base. Or, sur le fond de cette intrigue, c'est un véritable récit philosophique qui se construit, et en plus je soutiens que c'est fait exprès. Attention, les gars qui n'aiment pas les cheveux coupés en douze peuvent sauter la suite.

2. De la nature à la culture.
Hyacinthe vient de l'ancien temps, celui des seigneurs ruraux, des guerres sauvages, des combats homériques et des banquets de viande ("Et quand les aïeux revenaient de guerre, c'étaient des banquets et on embrochait des bêtes grosses comme une barque pour les manger ensemble", p.3). C'est donc l'âge des héros, l'époque (ancienne, forcément, puisqu'on est là dans "l'antiquité" du monde de Donjon) où des hommes énormes manient la force brute pour se ménager un espace à eux dans la nature sauvage [7].

Mais tout cela change (et c'est le premier point remarquable : avec ce choix de décrire le même monde dans trois "époques" différentes, les auteurs retrouvent dans l'heroic fantasy le sens de l'histoire). L'âge des héros s'enfuit pour laisser place à l'âge des paysans, des agriculteurs. Ce n'est pas encore la civilisation, mais c'est déjà la nature apprivoisée (mais encore dangeureuse, comme le montrent les démons cornus de la p.5).

Hyacinthe [1], qui est le dernier rejeton d'une famille de héros, est envoyé à la ville pour y apprendre le nouveau monde et se familiariser avec la modernité ("va chez ton oncle, à la capitale. Il t'apprendra les règles de cette nouvelle époque dans laquelle nous vivons", p.4). Alors que dans les récits antiques (Homère, les tragiques grecs, Platon) le moment du passage de l'âge héroïque à l'âge des cités est toujours un moment violent et conflictuel, ici Hyacinthe est présenté comme le médiateur, celui qui va accomplir à lui tout seul le passage d'une époque à l'autre, en douceur, par l'éducation.

L'opposition est alors graphique autant que narrative : le monde de la nature (d'où vient Hyacinthe) est celui des arbres, omniprésents, avec leurs formes tordues, leurs mouvements courbes, à la limite de l'animé et de l'inanimé. Il faut noter que, pour nous autres Occidentaux, et depuis 3000 ans au moins, l'arbre et le bois sont synonymes de "matière brute, nature sauvage" [2]. A la nature sauvage et mouvante des bois va alors s'opposer la cité rigide, droite, verticale. Le passage se fait entre la dernière case de la page 6 (Hyacinthe et Hippolyte sortent du bois, qu'ils laissent derrière eux à gauche) et la première case de la page 7 (ils arrivent en vue de la ville qui se dresse devant eux à droite). Le passage est fait.

3. Les deux cités.
Qu'est-ce que la ville ? La ville, c'est "Antipolis", la capitale. Antipolis [3], c'est aussi l'anti-ville, la ville contraire à l'esprit des villes : et, en effet, elle va se révéler corrompue et puante. D'abord, il faut pour y accéder passer un fleuve de merde (sic) au moyen de ponts payants. Le péage qu'il faut acquitter signale le changement d'univers [4].
Il va donc s'agir de montrer le passage de la nature à la culture, à travers deux médiateurs (Hyacinthe, l'élève en quête d'identité, et Hippolyte, le philosophe). Mais ce passage va être subverti, parce que la nature n'est pas *seulement* la brutalité sauvage, pas plus que la
ville n'est *seulement* la civilisation policée. Le propos du livre est là.

L'intrigue cerne tout de suite le coeur du problème (p.7) : les habitants de la ville veulent brûler une arbolesse pour leur carnaval. Une arbolesse, c'est une géante-arbre vivante. Un symbole de la nature démesurée que la ville ne cesse de "tuer" symboliqument pour se fonder. Or la tâche du philosophe (Hippolyte) est d'amener la ville à reconnaître qu'elle peut exister sans tuer la nature en elle. Evidemment, il n'y arrivera pas, parce que les dirigeants corrompus veulent leur massacre, et qu'ils le font arrêter. Je vais y revenir, mais pour le moment on va suivre Hyacinthe le bleubite.
 
Hyacinthe est hébergé chez son oncle, "roi" boîteux [5] et corrompu d'une cité elle-même pourrie, tortueuse, mauvaise. Valet des puissants (position traditionnelle du jeune héros faisant son apprentissage), il découvre rapidement les coulisses de la ville et décide de redresser les torts. Tout l'effort de Hyacinthe et d'Hippolyte consiste, en sauvant les lutins qui sont sous la ville et l'arbolesse qui est dans la ville, à montrer que la cité ne peut pas se construire en méprisant et en éliminant la nature sur laquelle elle repose toujours.

Lorsque leur entreprise aura réussi, et qu'ils auront affirmé leur puissance en franchissant le pont dans l'autre sens et en le brisant [4], Hyacinthe et Hippolyte pourront retourner dans les bois fonder une bonne cité : le père de Hyacinthe est couronné roi des lutins, la royauté s'est déplacée de la contre-cité (antipolis) à la cité authentique, un équilibre est trouvé entre les forces de la nature et les forces de la civilité. De façon significative, les "méchants" s'inclinent devant cette réussite : en effet, s'ils détruisaient cette cité, ils détruiraient par là même toute cité possible ("bafouer les lois du sol c'est rouvrir la porte à la barbarie. Allons-nous en", p.45).

4. Un philosophe dans le Donjon.
Quel est le socle philosophique de ce récit ? Hippolyte est manifestement le personnage du philosophe, le Socrate de Donjon. Cette identité est affirmée d'emblée : "moi, tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien", dit Hippolyte p.6, or c'est précisément la phrase-clef qui définit Socrate dans les dialogues de Platon. Le parallèle se poursuit : médecin, naturaliste et philosophe, Hippolyte est appelé par les sages de la ville pour empêcher le meurtre de l'arbolesse. Il fait donc partie d'un groupe qui considère que le savoir peut réconcilier la nature sauvage et la culture des villes.
Or c'est, bien sûr, un échec. Hippolyte est dénoncé moyennant une magouille qui le fait passer pour un corrupteur (de même que, dans l'Apologie de Socrate de Platon, Socrate est dénoncé par un noble athénien comme "corrupteur de la jeunesse et de l'ordre de la cité"). Il est emprisonné, bien sûr, et le parallèle avec Socrate continue.
Après la condamnation de Socrate (Apologie de Socrate [6]), Platon écrit un court dialogue, le Criton [6], qui raconte un épisode situé pendant que Socrate est en prison en attente de son exécution. Un de ses amis, Criton, vient le voir pour lui proposer de le faire évader et de l'aider à quitter la ville (même situation avec Hippolyte : en fait, la page 19 est intégralement une relecture du Criton). Socrate s'oppose en effet à Criton et refuse d'être libéré : s'il s'enfuit, il admet sa culpabilité (même jeu chez Hippolyte p.19). Mais, alors que Socrate convainct Criton et demeure en prison pour y boire la cigüe, la solution de Hyacinthe est plus radicale ("- oh! regardez, par terre, un scarabée aenopherbia!" "- où ça?" "- BING!") et il sauve Hippolyte.

Hippolyte est donc un Socrate sauvé malgré lui, qui va ainsi pouvoir fonder la cité parfaite (la bonne royauté de la cité des lutins [7]). Il va donc rester pour étudier cette nouvelle cité - et, plus fort encore, il va appeler auprès de lui "son fils Alcibiade, dès la fin de ses études" (p.47). Or Alcibiade, dans le dialogue platonicien qui porte son nom [6], est justement le fils spirituel de Socrate, que ce dernier cherche à éduquer pour en faire un bon dirigeant. A suivre, mais rien n'interdit de penser que l'Alcibiade de Donjon pourrait avoir un rôle à jouer...

5. La cité idéale et la cité réelle.
Dernier point du parallèle : Hippolyte-Socrate reste dans la cité idéale (qui n'est peut-être pas si idéale que ça après tout, puisque les lutins vont se mettre à creuser dessous...). Mais Hyacinthe, lui, qui est devenu le concept même de la justice ("- Moi, je suis la justice" "-C'est un nom, ça ?" "- Non, c'est un concept", p.19) et non pas le héros fort et puissant (ce qui se marque dans sa taille et sa figure, qui n'ont rien à voir avec celles de ses aïeux) retourne vers la ville : plutôt que fonder la cité parfaite, il veut améliorer la cité réelle. Or c'est justement ce qui marque la dernière période de la vie et de l'enseignement de Platon : après avoir décrit la cité idéale dans La République [6], Platon se demande si ce modèle parfait n'est pas totalement abstrait et détaché de la vraie cité et des vrais hommes. Il va alors écrire successivement plusieurs dialogues pour essayer de revenir à une théorie politique concrète, et améliorer ainsi la vraie ville plutôt que d'en imaginer d'illusoires [6].

Et Hyacinthe de retouner en ville en franchissant d'un bond le fleuve de merde, affranchi désormais de tout rite de passage...

Voilà. Ce qui est séduisant, c'est que ça marche (et on sait que le petit père Joann a traîné ses fonds de culotte sur les bancs de la fac de philo de Nice...), et que ça n'alourdit jamais la narration : tout va dans le sens de cette lecture sans que jamais elle ne soit un obstacle
au simple plaisir qu'apporte l'histoire. Chapeau.

Loleck



[NOTES]
[1] Hyacinthe n'est pas un nom dépourvu de signification. C'est un nom dont le sens le plus trivial est la couleur (le bleu "hyacinthe", justement, or Hyacinthe est "un bleu", une fleur, un pied-tendre). Mais il a une existence mythologique précise en Grèce : c'est un Dieu antérieur aux dieux de la cité, qui est tué accidentellement par Apollon (les nouveaux dieux remplacent les anciens). Or Hyacinthe ne sera justement pas "tué" par la ville, mais au contraire c'est lui qui revient la sauver. Source: n'importe quel dico de grec ou de mythologie ancienne.

[2] Le bois : le bois est un terme fondamental du lexique grec. le mot "hylé" désigne en effet en grec aussi bien le bois que la matière brute en général. Au Moyen âge, on passe de l'idée de matière brute à l'idée de nature sauvage et confuse, pré-historique ou pré-civique : ainsi la quête de Dante dans la Divine Comédie commence par ce vers "Au milieu du chemin de ma vie / Je me retrouvai dans une forêt obscure / Car la voie droite était perdue" (Divine Comédie, Enfer, I, v. 1). Au Moyen âge la forêt et la "silve" désignent la nature sauvage à dompter (le "beau" XIIIè siècle est le siècle des déboisements, et je ne vais pas recenser toutes les légendes et tous les contes dans lesquels la forêt est assimilée à la nature sauvage). Par ailleurs, l'idée selon laquelle le bois est plus proche de la nature que les autres matériaux se trouve déjà dans "La Révolte de Hop-Frog" de David B. et Christophe Blain (les objets et métal, eux, ont du mal à reprendre vie, tandis que les objets en bois ou en terre sont vivants et redeviennent sauvages). Quant à l'arbolesse, on peut noter que le thème des hommes-arbres qui représentent le temps lent de la nature ("le temps s'écoule très lentement pour ceux de sa race", p. 26) avait déjà été exploité par Tolkien avec les Ents.

[3] Antipolis : étymologiquement, c'est l'anti-ville, ou la ville adversaire. Chez le niçois Jojo, ça peut aussi évoquer Sophia Antipolis, ville nouvelle du sud-est dans laquelle le nom de la sagesse (sophia) est curieusement accolé au nom de la mauvaise cité (antipolis).

[4] Le fleuve de merde se trouve dans le 8è cercle de l'Enfer, 2nd bolge, de Dante. Il constitue la punition des flatteurs qui ont contribué à corrompre la cité (Dante, Divine comédie, Enfer, chant XVIII, v. 106-136). Mais, par ailleurs, le thème du fleuve à passer est un "mythème" très ancien dans la culture indo-européenne. Analysé par Dumézil, il fait l'objet de nombreux débats. Grosso modo, la capacité à passer un fleuve et à établir ou détruire un pont définit la véritable royauté. Les différents épisodes de franchissement du fleuve de merde dans Donjon -99 sont donc tout sauf anecdotiques. Pour creuser le sujet, je renvoie à deux bouquins de Jean-Luc Desnier :
- Le passage du fleuve, L'Harmattan, Paris, 1995, 208 p.
- La légitimité du prince, III°-XII° siècles : La justice du fleuve, L'Harmattan, Paris, 1997, 260 p.

[5] Le boîteux est, dans la culture occidentale, celui qui communique avec le monde d'en-dessous. Ainsi Pluton-Vulcain, dieu des enfers, est boîteux, comme le sont souvent les sorcières ou les fées (la sirène elle-même, affectée d'un défaut des membres inférieurs, participe de la même imagerie). L'oncle, avec son handicap, est donc une figure du même genre : et, en effet, il "communique" avec le royaume inférieur puisqu'il fait percer le métro sous Antipolis par ses dynamiteurs, détruisant ainsi la cité des lutins. Il y a donc deux façons de communiquer avec "ce qui est en-dessous" : la bonne (Hyacinthe, qui  devient l'ami des lutins) et la mauvaise (l'Oncle, qui les détruit). Eternel partage entre le bon et le mauvais usage des "portes" qui vont du monde réel au monde profond (magie blanche et magie noire, bons djinns et mauvais gobelins, etc...).

[6] L'Apologie de Socrate et le Criton se suivent : rédigés peu après la condamnation historique de Socrate, ce sont des dialogues dans lesquels Platon défend son maître. L'Alcibiade, légèrement postérieur, date de la même "époque" de l'oeuvre. La République est plus tardive. Tous sont traduits en GF, et certains en Belles-Lettres poches.

[7] On note que les aïeux de Hyacinthe célébrent la victoire en organisant des banquets où l'on rôtit la viande (j'ai cité le passage p.1) tandis qu'à la fin de l'album la victoire de la cité heureuse est célébrée par un banquet où les lutins préparent une viande bouillie (un ragoût, p.47) : on est passé d'une culture de la force vitale brute à une culture de la transformation lente et soignée de l'aliment (rôti-bouilli, thème classique, analysé par Lévi-Strauss).