Ingrid T1 : critique de Thierry Bellefroid [chroniqueur sur BD Paradisio]


Après « Tante Henriette ou l'éloge de l'avarice », Isabelle Dethan avait le choix entre deux options. Ou continuer d'explorer une veine semi-biographique saluée par la critique (mais pas par sa famille, dont un membre la traîne en justice ). Ou renouer avec les univers de ses deux premières séries -Mémoire de sable et Le roi cyclope-, travail sans doute moins personnel mais assurément plus « vendeur ». Elle a choisi la voie la moins commerciale. Et à ce titre, on ne peut que l'en féliciter... ainsi que son éditeur qui aurait pu lui demander de revenir à une collection et un format plus visibles. Passé ce constat, il faut reconnaître que le travail réalisé par Isabelle Dethan sur ce nouvel épisode de la vie de sa famille dépasse largement en qualité celui -pourtant déjà remarquable- effectué sur « Tante Henriette ». Il y a dans ce premier volume des « aventures » de sa mère allemande une véritable générosité et un ton parfois bouleversant. Je l'avoue -et cela ne m'arrive pas souvent-, j'en ai eu les larmes aux yeux. Grâce au prisme de l'enfance, Isabelle Dethan arrive à faire passer des sentiments et des événements qui, plus de cinquante ans après la fin de la guerre, ne sont pas aisés à faire partager aux « vainqueurs » que nous fûmes. Comment se prendre de pitié ou de compassion pour une famille allemande qui assiste à la débâcle de ses armées, qui découvre l'occupation, les rationnements, la privation de liberté ? Isabelle Dethan y parvient sans forcer le trait, avec une sensibilité, une justesse de ton, une légèreté exemplaires. Son dessin toujours aussi remarquable ne fait qu'y aider un peu plus. Choisissant un lavis proche des tons sépias, elle se rapproche étonnamment de « La guerre d'Alan », le récit fleuve entamé l'an dernier par Emmanuel Guibert et qui raconte... la vie d'un GI américain durant la même période. Les deux livres sont appelés à se compléter. Avec un graphisme très différent, ces deux auteurs de talent ont choisi de raconter une histoire d'hommes et de femmes, pas une histoire de guerre. Tous les deux se sont laissés guider par l'amour qu'ils avaient pour leur principal protagoniste. Guibert pour son ami, Alan Ingram Cope. Isabelle Dethan pour sa mère, Ingrid. A lire absolument.