ROUGE DE CHINE : critique d'Arnaud Luc


La lecture intégrale d'une histoire complète ne produit pas les mêmes effets que lors de sa découverte épisodique. Quelques reproches prématurés m'avaient fait attaquer la série dans l'ignorance de sa conclusion. Avec le recul, ce qui m'apparaissait comme des faiblesses trouve sa justification et cohérence dans la continuité du récit sans toutefois effacer cette perpétuelle impression de maladresse.

Chère illusion...
Je pars du principe que la série vous est connue pour en venir au point qui m'embarrasse : la présence des démons et leur représentation.
Les démons interviennent brièvement dans les premiers volumes sans présenter dans l'immédiat leur intérêt et suffisamment longtemps pour s'illustrer par leur stupidité. Leur intervention rend ridicules leurs dialogues, dérisoires leurs actions.
A titre d'exemple, Henk par sa persévérance aurait pu retrouver la princesse sans le coup de pouce factice du démon et sans qu'il n'y ait rien de changé à la précipitation de l'histoire dans la guerre.
Les démons se vantent d'être les instigateurs d'une machination complexe, en réalité bien artificielle alors que toutes les conditions étaient d'avance rassemblées pour s'embraser (cf. l'instabilité diplomatique et le rejet des colonisateurs).
Le plus insupportable est la teneur de leurs propos qui en dépit de l'importance qu'ils se donnent les révèlent sous le jour flagrant de pantins désolants. Leur motivation basique, gratuite, absurde, de faire le mal pour le mal sans aucun second degré en fait des fantoches, et, pire, hypothèque l'intérêt même de l'histoire (comme si, sans cela, il n'y en avait pas eu !).
Dans un moment de lucidité, un démon conscient sans doute de son inconsistance pose à son chef la question que l'on brûlait de poser (tome 3 p. 20) : "Mais, dis-moi, frère, pourquoi faisons-nous tout ça ? Cette guerre, ces intrigues, qu'est-ce qui nous motive ?" Et le chef, de répondre par une phrase systématique qu'ils sont les méchants qu'aiment pas les gentils ! C'est définitif et sans appel, la subtilité n'est pas leur fort : d'où ma désolation de voir l'importance croissante qu'ils prenaient.
La seule explication à leur présence prématurée est d'amener progressivement leur avènement dans le dernier volume. Mais il faut considérer que l'intérêt à leur égard est renouvelé puisque le motif de la guerre (accessoire à l'amour) est abandonné pour celui de la conquête féminine cherchant à briser le couple (ce qui intéresse directement nos héros).
L'objet de leur présence avant cela n'était pas fondé puisqu'ils n'intervenaient pas dans la relation des deux héros. C'est la guerre et non les démons, compte tenu du peu de part qu'ils ont pris à son déclenchement, qui précipite les amants sur les voies de l'exode. Dès lors, une fois repus après les trois batailles de l'histoire, les démons n'avaient plus lieu d'être, n'appartenant pas au couple Henk/Princesse. D'abord secondaires, racontant en cours une histoire étrangère aux préoccupations de nos fugitifs (celle fantasmée des guerres de décolonisation), ils trouvent enfin leur raison d'être sur la fin en s'ingérant dans l'histoire principale par la destruction du couple.
On peut encore déplorer le manque de cohérence graphique dans la représentation des démons et de leur milieu. Leur intrusion dans l'univers onirique des premiers albums se démarquait de l'allure homogène des autres races fantastiques, asiatiquement typées (ce qui renforçait leur marginalité à l'histoire).

Les démons moins conventionnels...
Leur représentation initiale emprunte davantage à la vision conventionnelle des Enfers catholiques (diables cornus, cavernes, lave, tortures, rouge dominant) qu'au folklore chinois (à en juger, pour compléter vos lectures, par Chinese Ghost Stories). Il ne peut s'agir d'un apport colonial, puisqu'un prêtre déplore le retard d'évangélisation des "barbares chinois", notre imagerie religieuse ne peut pas leur avoir été inculquée. Dès lors leur représentation en qualité d'essence du mal n'a rien d'asiatique et empêche le dépaysement si divertissant et qualité majeure propre à la série. L'échantillon de documents iconographiques témoigne que leur traité n'est pas sans évoquer d'autres figurations complètement étrangères à la Chine.
Heureusement, l'auteur sur la fin se démarquera de leur apparence initiale tout en changeant leur environnement puisqu'il les habillera (de simili-kimonos ?) en les dotant de nouveaux mobiles. Il eut été peut-être plus avisé, à défaut de nous livrer une représentation plus typée, d'insister sur leur caractère mystérieux en les rendant plus indéfinissables : préférer l'invisible, l'absence, au trop figuratif (voir les entités polymorphes et imperceptibles du Soleil des Loups, tome 2).
Cette série dispose malgré tout de quelques qualités indéniables : Un côté épique flamboyant, magnifié par le dessin, rendu plus efficace par les cases à bords perdus. De superbes pages noir et blanc au début du tome 3. Un tome 2 remarquable par la lutte opposant Henk au palais labyrinthique, adversaire architectural que l'auteur parvient à animer par la stratégie de ses cadrages. L'étouffement atteint son paroxysme page 12 par l'enfermement que produit le rétrécissement des cases obstruées par les murs, resserrant la perspective, entamant l'espace, emprisonnant le héros. Cette technique (empruntée à la série XIII lors de l'évasion de la douche, tome 3 p. 34) donne l'illusion oppressante de la mobilité et convie le lecteur à partager l'hallucination en dramatisant la scène. La série, enfin, se clôt sur une énigme qui nous fait nous replonger dans sa lecture pour en trouver la clé.
La fin abrupte et pessimiste de l'histoire est-elle le fait d'une frustration sincère de la princesse Liu, ou l'effet de sa manipulation par le démon ? La fin tragique annoncée par le serviteur dès le tome 3 trouve sa réalisation qui laisse le héros aussi désemparé que brisé.
Plus inattendue que la décision de la princesse, la dernière déclaration de Henk : "une chinoise aux yeux verts, ça n'existe pas !" Assertion surprenante puisqu'elle renverse toute l'histoire, la décrédibilise en atomisant l'existence de la princesse. Rien de tout ce qu'il a vécu ne serait vrai, rien n'aurait existé, le lecteur s'en serait laissé conter en étant le témoin des fantasmes d'un premier amour adolescent.
Le doute s'installe insidieusement sur l'ensemble de la série et met en cause ce que l'on imaginait de plus authentique à travers ces visions de la Chine. Les représentations pittoresques qui semblaient relever d'une connaissance objective, d'une réelle observation ou d'une documentation exacte deviennent des objets qui tiennent plus de l'imaginaire de l'auteur que de l'imagerie folklorique. Tout ici est extrapolé, interprété, transfiguré ; de même que la figure embellie de la princesse atteint au prix d'un trucage la perfection.

Conflit Henk/Empereur
La série s'inscrit bien plus dans un récit légendaire qu'historique, ce qui par la même occasion peut faire regretter l'abandon de tout ce qui aurait débouché sur une histoire "adulte" : renforcer les considérations diplomatiques, développer la relation orageuse père/fils...
On peut néanmoins apprécier la finesse d'observation de l'auteur et la subtilité pour transmettre ses idées : représenter la multiplicité des castes à travers la variété des espèces fabuleuses. L'image du renoncement par la soumission au pouvoir divin lors de l'exécution joyeuse du comédien éphèbe...
Cette série m'aura laissé une impression mitigée, tant ses défauts m'auront contrarié et ses qualités enthousiasmé. Je lui reprocherais de faire primer l'esthétique et l'esbroufe sur l'histoire qui lorsqu'elle met en scène les démons primitifs m'amène à me demander si je n'ai pas passé l'âge des contes.